Contrairement au truisme voulant qu' "il n'y a de la veine que pour la canaille", les humains - les singes aussi - s'attachent à l'idée d'un monde juste et que la bienveillance et l'innocence sont forcément récompensées.
Inspiré par les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l'autorité, Melvin Lerner publie en 1980 sa recherche sur la croyance en un monde juste ("The Belief in a Just World : A Fundamental Delusion"). Cette croyance confine à adhérer à l'idée fort répandue qu'il existe une sorte de justice immanente censée entretenir et le cas échéant restaurer un équilibre moral, voire même que tout ce qui arrive ne doit rien au hasard, encore moins les calamités qui frappent des innocents en fait pas si innocents que ça (!).
Peur du chaos
Du point de vue de la psychologie sociale, l'hypothèse est que les individus ne peuvent se satisfaire à l'idée d'un monde chaotique, imprévisible, incohérent et menaçant, dans lequel rien ne saurait être édifié et où l'innocence ne fût jamais reconnue ni le mérite jamais récompensé. Cette croyance permet le maintien d'une forme d'ataraxie mentale (cf. note en bas de page) confortant celui d'une confiance aveugle dans les institutions d'une part, et d'autre part la motivation à entreprendre.
Un monde dans lequel les scélérats obtiendraient et conserveraient le bénéfice de leurs exactions contrevient à ce besoin de sécurité dont Abraham Maslow ("A Theory of Human Motivation", 1943) considéra le caractère fondamental et Shalom Schwartz (2006) celui de valeur culturelle centrale.
Parler de cohérence et d'équilibre rappelle que les recherches de Léon Festinger sur la dissonance cognitive ("A theory of cognitive dissonance", 1957) ont montré que les individus sollicités par des perceptions qu'ils jugent incompatibles déploient une énergie psychologique, parfois considérable, pour réduire cette incompatibilité, qu'il s'agisse de croyances ou de comportements ; il est nécessaire que tout un chacun se sente en accord avec lui-même, les autres, la société, en réduisant la tension psychologique née de contradictions entre ce qu'il croit et fait, relativement à ce que les autres et la société croient et font.
On conviendra, peut-être, que le sentiment de cohérence est en lien avec celui de sécurité, et qu'à ce titre, le lien entre la croyance en un monde juste et la réduction de dissonance cognitive ne peut être réduit à une pirouette intellectuelle.
Blâmer les victimes
C'est contre toute attente que Melvin Lerner a pu observer des comportements singuliers dont l'actualité demeure, celle de soignants dont le rôle est de veiller au confort et la sécurité de leurs patients, malades et/ou handicapés, venant à critiquer voire blâmer répétitivement ceux-ci pour les douleurs et souffrances qu'ils enduraient du fait de leur état. Le point de vue de Lerner a été dans un premier temps de mettre en cause le sentiment d'impuissance des soignants à soulager leurs patients pour expliquer l'inexplicable : lorsque tout ce qui est médicalement et humainement possible reste sans effet, alors le problème vient de l'autre.
J'éviterai ici de faire la liste et détailler toutes les expériences ayant permis d'observer cette tendance à blâmer les victimes d'un destin contraire, ni comment d'aucuns recourent à la volonté de dieu pour se donner bonne conscience.
Le viol
Je vais seulement évoquer quelques exemples de réactions au moins autant platement ordinaires que courantes pour en illustrer le caractère apparemment honteux. Celui de ces femmes qui subissent un viol, suscitant le prétexte que leur mise vestimentaire tenue pour provocante explique sans appel le drame qu'elles ont subi. Pire, celui de femmes considérées comme peu attractives du point de vue du canon de beauté en vigueur, victimes de la même agression, considérées comme plus coupables encore que les précédentes en ce qu'elles ont probablement dû en faire davantage pour que cela leur arrive !
Le cancer
N'en déplaise à ceux et celles pour qui le cancer est une épreuve intolérable, injuste voire hors champ de l'explicable, ils en viennent assez spontanément à s'interroger sur le mode de vie de la malheureuse victime de cette horrible maladie : abus de tabac ? D'alcool ? De charcuterie, de viande rouge ... que sais-je ? Un choc traumatique fut-il survenu à tel malade ? La croyance à ce lien entre choc traumatique et la survenue du cancer est assez largement répandue dans le milieu para-médical, mêmement parmi les naturopathes ou autres charlatans en risque de se voir épingler pour pratique illégale de la médecine.
Expliquer l'inexplicable VS "complotisme"
Ce qui paraît de prime abord étrange devient rapidement objet d'explications fantaisistes, tout au moins spécieuses, en ce que le mystère le plus épais dont se revêtent certains malheurs résiste difficilement à l'urgence d’en connaître la cause.
Le déferlement de la peste dite "noire" en 1347 fut presque immédiatement imputé aux juifs ; accusés d'empoisonner les eaux potables, une vague de massacres s'en suivit pour laisser place à une version plus spirituelle voulant qu'il en était de la colère divine s'abattant sur un monde en proie au péché. Les médecins de l'époque finirent par conclure que le mal se répandait dans l'air, frappant indifféremment toutes les classes sociales, ce dont les danses macabres témoignèrent de façon émouvante pour manifester l'égalité de tous devant la mort et devant dieu. Il faudra attendre que Paul-Louis Simon identifie le vecteur de la maladie (1898) après qu'Alexandre Yersin eut identifié les micro-organismes responsables de celle-ci (1894).
Coronavirus
La pandémie de "covid19" qui sévit sur la planète (2019 – 2022) a suscité un concert de voix discordantes jusqu'à des controverses confinant à la violence. Aux explications qui se donnent comme rationnelles car scientifiques, s'opposent d'autres théories à caractère paranoïde voulant que le virus incriminé ait été fabriqué dans un laboratoire en vue d'en faire une arme de guerre biologique, quand il ne s'agirait d'un instrument de contrôle des masses par des vaccins opportunément produits par des consortiums pharmaceutiques visant tout à la fois d'énormes profits et un contrôle liberticide des démocraties. Une fois encore, surgissent des théories anti-mondialistes incriminant l'univers de la finance dont les juifs seraient les principaux acteurs !
SIDA
Tout s'explique, y compris en l'absence de solides connaissances pleinement disponibles. Lorsqu'en 1981 les premiers cas d'une maladie inconnue se répandait dans les milieux homosexuels masculins, des sectes évangélistes virent là une aubaine pour invoquer un châtiment divin : "God created Adam and Eve, not Adam and Steve" pouvait-on lire sur des banderoles agitées par des manifestants prônant la restauration de l'ordre moral aux États-Unis d'Amérique du Nord. Il fallut attendre que des femmes toxicomanes et/ou bibliquement connues par des hommes bisexuels pour finir par admettre que la maladie n'était pas à ce point homophobe et que "dieu" n'avait probablement rien à voir là-dedans. Restait - et reste encore - qu'il s'agit de sexe, et donc pour d'aucuns, de luxure, de stupre, en résumé, d'abomination et de péché.
Si à l'époque un complot judéo-maçonnique ne fut pas invoqué, certaines théories du complot ont néanmoins pu se développer, expliquant qu'il s'agissait d'un virus fabriqué en Afrique du Sud, alors en plein apartheid, génétiquement manipulé pour éliminer des populations de "race noire". Dans un contexte de révolution scientifique quand le génome faisait l'objet de recherches très avancées, il n'y avait qu'un petit pas à franchir pour entretenir toutes sortes de fantasmes sur une pénible réalité dans le souci de mettre du sens là où au final il n'y en avait guère.
Trouver du sens, désespérément
J'avoue ici avoir été moi-même affecté par ce souci d'explication et de cohérence en argumentant la thèse selon laquelle des sociétés libérales - quoiqu'au demeurant assez peu libérées - pouvaient avoir un intérêt à brider les sexualités, dans une sorte de régression réactionnaire vis à vis de la libération des mœurs des années 60 et 70. J'estimais alors que le SIDA était instrumentalisé en vue de restaurer un certain ordre moral dont les effets se traduisaient par une tiédeur des laboratoires pharmaceutiques, complices des états, à finaliser des traitements efficaces pour soigner cette maladie. Il se serait agi d'entretenir la peur et d'instaurer une distance physique entre les individus, brider la sexualité, mettre celle-ci sous le joug d'une moralité enfin retrouvée dont un des artisans était le pape de l'église catholique romaine Jean-Paul II, opposé à l'usage du préservatif alors donné comme le moyen le plus sûr de se protéger de cette maladie.
Les séropositifs : des dépravés imprévoyants
Une fois de plus la théorie d'un monde juste se vérifiait pleinement, en ce que les personnes contaminées par le virus du SIDA étaient données pour inconséquentes, imprudentes voire débauchées, qu'il ne revenait qu'à elles la faute d'avoir été frappées d'un destin contraire, dès lors promises à une expiation faite de souffrance morale et de douleurs physiques induites par des traitements pénibles et très handicapants.
Pauvreté
C'est dans les années 80 que sous la houlette de l'Angleterre et des États-Unis dirigés par Margaret Thatcher et Ronald Reagan que survint la révolution néo-capitaliste ayant donné lieu à la financiarisation des marchés boursiers, entraînant une dérégulation se traduisant par des transactions portant sur des instruments purement financiers. Cette révolution conservatrice voulue par ces deux figures majeures de l'histoire des années 80 eut pour conséquence l'affaiblissement des États-providence, des systèmes de prise en charge de la non-activité et des systèmes de santé publique, précipitant nombre de classes de travailleurs dans la pauvreté.
Beaucoup de nos problèmes sont dus au fait que notre peuple se tourne vers les politiciens pour tout. (Margaret Thatcher)
C'est dans ce contexte que se développa le blâme à l'endroit des chômeurs, donnés pour être des fainéants décidés à profiter au maximum des systèmes d'aides sociale, cependant que des mouvements politiques réactionnaires incriminèrent les migrants d'en faire autant. Les pauvres ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes, de ne pas avoir fait le nécessaire pour échapper à leur condition misérable.
Emmanuel Macron, président de la République Française, déclara qu'il suffisait de traverser la rue pour trouver un boulot.
Conclusion
Confrontés à un déficit d’information et à l’inexplicable, les anxieux n’en continuent pas moins à rechercher des causes à la survenue d’événements inquiétants qui dérangent leur tranquillité mentale, quittes à formuler des hypothèses fantaisistes, dans le souci de redonner de l’ordre et du sens à un monde apparemment chaotique et menaçant. La croyance au mérite est certainement parmi les illusions une des plus représentatives de certains processus mentaux chez quiconque cherche à entretenir un sentiment de sécurité face à des événements considérés comme inacceptables, surtout quand ces événements affectent les autres.
Ataraxie : Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Scepticisme). Stoïcisme : Attitude morale caractérisée par une grande fermeté d'âme dans la douleur ou le malheur; attitude, caractère d'une personne stoïque. Synonymes : Constance, courage
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