Un jeu de cartes pour distraire un roi erratique ...
Il y a tant à dire sur cet art qu’est la cartomancie ! En dresser une petite monographie historique m'a paru nécessaire, bien que risquée, car succincte et du fait de sources dont le caractère volontiers fantaisiste fait douter de leur fiabilité.
Je goûte peu d’écrire au conditionnel mais il semblerait que le Roi de France Charles VI ait fait commande d’un jeu de cartes par l’intermédiaire de sa favorite, Odette de Champdivers (1390 – 1424), soucieuse de divertir le roi que l’ennui rend nerveux et assez souvent violent. Il se dit que l’objet devint promptement un moyen de dire la bonne aventure. Le XVème siècle est du reste celui donné par les historiens intéressés à la chose comme celui de l’apparition de la cartomancie en Europe, le royaume de France n'y faisant exception.
De cette commande passée par Odette de Champdivers au peintre Jacquemin Gringonneur, il peut s’agir d’une légende, de même que l’origine du “Tarot de Charles VI” puisqu’on trouve la trace d’un jeu de cartes semblable en Italie. Il est rapporté que trois jeux de cartes faisaient partie de la commande passée à l’imagier du Roi : “À Jacquemin Gringonneur, peintre, pour trois jeux de cartes à or et à diverses couleurs, de plusieurs devises, pour porter devers ledit Seigneur …” – (Charles VI) – “… pour son esbatement, LVI sols parisis.” ; se pourrait-il alors qu’une version fût dépouillée des allégories que sont les “arcanes majeurs” du tarot – la justice, le pendu, la maison-dieu et les autres – pour ne conserver que les figures royales et les cartes numérotées ? Il pourrait alors s’agir de l’ancêtre de notre jeu de trente-deux cartes.
Le format de nos cartes à jouer apparaît plus tard au XVIIème siècle, alors connu sous le nom de jeu de piquet. Les figures y sont représentées selon le “portrait Français”, appelé aussi “portrait de Paris”. Il est définitivement, quoique douteusement, donné comme un avatar du tarot originel dont il a hérité du caractère divinatoire dans les mains de voyantes de quartier et de salon au XVIIIème et au XIXème siècle. Concurrencé par toutes sortes d’autres oracles de carton joliment illustrés et mancies diverses, depuis le marc de café jusqu’à l’extra-lucidité médiumnique, le “petit jeu de trente-deux” reste encore en usage chez de nombreux cartomanciens (un peu “tradis”, convenons-en).
Ainsi, une collection de précieux cartons faits pour divertir un roi erratique jusqu’à l’égarement deviendra un objet parfumé de mystère.
Sa carrière s’est en effet poursuivie dans des arrières boutiques parfois interlopes mais encore des salons fréquentés par une certaine aristocratie et se répand dès le XVIIIème siècle dans les milieux bourgeois. On consulte les voyantes. Un certain Jean-Baptiste Alliette (1738 – 1791), coiffeur de son état, publie sa méthode de cartomancie en réinventant le Tarot de Marseille qu’Antoine Court de Gébelin avait aussi étudié (“Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles conduisit ce génie”, 1773-1782).
Vint alors Marie-Anne Adélaïde Lenormand
Célèbre pour avoir développé sa méthode de cartomancie et ses non moins célèbres prédictions, Mademoiselle Lenormand (1772 – 1843) se distingue pendant la Révolution Française en prédisant à Joséphine de Bauharnais qu’elle serait un jour “plus que reine”. La mémoire sulfureuse de cette sybille infiltre celle de personnages célèbres qui l’auraient consultée. Robespierre à qui elle aurait prédit sa fin funeste, Marat, Hoche, Saint-Just, la Princesse de Lamballe et nombre d’autres, révolutionnaires modérés ou enragés, monarchistes et royalistes légitimistes, fortunés et moins riches, fixant le prix de ses révélations selon qu’il s’agissait du petit ou du grand jeu, et à la tête du client.
Il est vraisemblable qu’elle ait eu en main une édition du livre de Jean-Baptiste Alliette, “Etteilla, ou manière de se recréer avec le jeu de cartes” (1770) où l’auteur expose sa méthode de cartomancie avec pour support le jeu de piquet imprimé selon le “portrait Français” ou “portrait de Paris” et qu’elle s’en soit régulièrement servi pour se livrer à ses premières prophéties, chez les bénédictines d’Alençon où elle passa son enfance et son adolescence, avant d’en être expulsée suite à la révocation en 1781 de l’abbesse responsable du couvent, événement qu’elle aurait prédit, suscitant une perplexité inquiète chez ses tutrices. Elle débarque en 1790 dans le Paris révolutionnaire où Jacques-René Hébert (un gars d’Alençon !) l’aide à obtenir un emploi dans une blanchisserie dont l’arrière boutique fut son premier “bureau de voyance”.
C’est par sa rencontre avec une certaine Madame Gilbert qu’elle perfectionne la divination avec le tarot de Jean-Baptiste Alliette ou “tarot d’Etteilla”. Sa réputation ira grandissant et ne sera aucunement ternie par son arrestation sur ordre de Robespierre en 1794, lequel connaissait la sympathie de la sybille pour d’autres clients proches des milieux royalistes. Lui ayant annoncé sa fin prochaine sur un ton voisin de l’arrogance, il la fit incarcérer. Il arriva ce que l’on sait et la Lenormand retourna à ses activités, non sans avoir prophétisé la fin prochaine du terroriste sur ordre duquel ses co-détenues vécurent leur infortune passagère.
On pourrait même dire que la chute de celui à qui la Révolution Française doit la “terreur” fut pour elle l’occasion de rebondir ; elle s’installa dans sa nouvelle officine au 5 de la rue de Tournon où elle fit tourner ses cartes et autres artifices devant nombre de consultants issus de classes sociales on ne peut plus variées, tirant de tous et des plus fortunés notamment, sommes rondelettes et quantité d’informations, de rumeurs et de ragots qu’elle savait habilement accoucher de ses clients. Connue du “tout-Paris”, respectée par les uns, conspuée par les autres, elle avance vers le faîte de sa carrière au mépris de quelques tracas administratifs nés des relations complexes entre le pouvoir, l’argent et les aventuriers de l’occulte.
Ministre de la police sous l’Empire, Fouché ne manqua pas de rendre des visites à la Lenormand ...
Confidente de Joséphine de Bauharnais, des sources variées parlent aussi des visites que lui firent Talleyrand, Joseph Fouché, pour ne citer que ceux-ci. Ministre de la police sous l’Empire, Fouché ne manqua pas de rendre des visites à la Lenormand, non point pour entendre ses oracles mais pour faire d’elle son indicatrice du fait de l’intimité qu’elle entretenait avec l’Impératrice Joséphine, jusqu’à la faire incarcérer sur ordre de Napoléon. Il se dit que la Lenormand était au moins aussi informée que Fouché et que ces deux-là entretinrent des relations complexes dans un climat dominé par une entente singulière.
Selon un article de Pierre Durand paru dans le journal Le Siècle (1843), Fouché se moqua d’elle lors de son arrestation (1809) en lui demandant si elle avait prédit qu’elle serait arrêtée et emmenée par la police, ce à quoi l’arrogante lui aurait répondu qu’elle pensait y avoir été invitée pour une consultation et qu’elle avait pour cela amené le “grand jeu” ! La “consultation” eut lieu malgré lui, et la pythonisse mise à table pour donner compte de ses entretiens avec l’Impératrice et quelques autres personnages suspectés de conspiration légitimiste, n’en aurait pas moins joué avec les nerfs de Fouché en étalant ses cartes et annoncé – Valet de Trèfle à l’appui dit-on – qu’il allait bientôt laisser la place à son successeur, le Duc de Rovigo, lequel la ferait sortir de prison. Fouché lui reprocha vertement de “fleurdeliser” ses prédictions et de donner ainsi espoir aux royalistes en la restauration des Bourbons.
Cette source ne peut garantir la réalité de cette scène, pour avoir peut-être été extraite des mémoires mêmes de la Lenormand (“Les Souvenirs prophétiques d’une sibylle sur les causes secrètes de son arrestation”, Paris, 1814) jugées fantaisistes par Louis-François Du Bois, né lui aussi dans l’Orne à Lisieux (1773 - 1855) et qui n’avait à son sujet aucune estime voire un mépris que lui inspiraient ses simagrées occultes et son goût assumé pour la monarchie.
... il lui réserve un article remarquablement fourni en détails peu flatteurs sur ses pratiques mercantiles et sa moralité douteuse.
Jacques-Paul Migne (1800 – 1875), un prêtre catholique qui avait compris le pouvoir de la presse dans l’éducation du peuple ne manqua pas de dénigrer le crédit de la Lenormand dans son “Encyclopédie théologique” (1846), volume dans lequel il lui réserve un article remarquablement fourni en détails peu flatteurs sur ses pratiques mercantiles et sa moralité douteuse. On y lit parmi quelques anecdotes que c’est avec un jeu de piquet qu’elle prédit son destin à Joséphine de Beauharnais, indication pouvant laisser penser qu’elle utilisait déjà le format de trente-six ou de trente-deux cartes. D’autres auteurs chez lesquels la curiosité semble l’emporter sur le parti-pris signalent son rôle ambigu dans les affaires politiques ainsi que la vogue du jeu de cartes comme support divinatoire à laquelle Marie-Anne Adélaïde Lenormand est définitivement associée.
Rien ne permet cependant d’affirmer qu’elle se servît de cartes à jouer, ni le contraire d’ailleurs ; une méthode qui lui est attribuée recourt à un jeu de trente-six cartes (incorporant les “deux” de trèfle, pique, cœur et carreau) permet de le penser. Le jeu de cartes divinatoires appelé le “Grand Lenormand”, compilation de scènes mythologiques associées à des constellations, le tout en correspondance avec des cartes de piquet et d’autres scènes de la vie quotidienne et des bouquets de fleurs, serait une création de la sybille elle-même. La présence des cartes à jouer y atteste de l’importance qu’elle leur aura accordé.
La cartomancie profitera de ce regain d’intérêt pour le surnaturel désormais largement débarrassé du soupçon de sorcellerie à défaut de celui de superstition
Le souvenir de la cartomancienne la plus célèbre de son époque hante la seconde moitié du XIXème siècle, pourtant ère industrielle et de progrès croissants des sciences et de la médecine, comme en témoignent des compilations de journaux parus quelques mois après sa mort ainsi que des articles tels ceux de L. Du Bois et J.P. Vigne blâmant son comportement et ses pratiques. Le temps du rationalisme scientifique et de l’hygiénisme, n’est pas moins celui des apparitions de la Vierge, du spiritisme d’Allan Kardec dans un contexte de renouveau catholique, des salons où se pratique l’évocation des esprits avec les “tables tournantes”, de l’astronome Camille Flammarion qui se passionne pour les maisons hantées, des prémisses d’une astrologie qui se veut scientifique.
La cartomancie profitera de ce regain d’intérêt pour le surnaturel désormais largement débarrassé du soupçon de sorcellerie à défaut de celui de superstition. Sa croissante – et gênante – popularité en font le moyen le plus répandu comme support de voyance. Il nous est parvenu de cette époque une grande partie des oracles encore disponibles comme ce “Jeu de la Main” créé par Adèle Moreau (1816 – 1888), une enfant de ce siècle, donnée pour avoir été une élève de Mlle Lenormand, véritable condensé de chiromancie associant chaque type et sous-types de formes palmaires à des types psychologiques, des événements de la destinée, le tout associé, une fois encore, aux cartes du jeu de piquet. Le 5 de la rue de Tournon fut aussi le lieu où Adèle Moreau exerça son art.
Si le Tarot de Marseille et toutes ses déclinaisons artistiques sont de nos jours très en vogue comme le “Rider-Waite” (1910) ainsi que d’autres nombreux oracles ou cartons marqués de symboles lesquels n’ont plus aucun rapport avec lui, le “petit jeu” de trente-deux cartes résiste en s’incorporant si besoin du reste des cartes, atteignant ainsi le nombre de cinquante-deux pour “tirer à l’anglaise” à l’instar des cartomanciens Britanniques.
L’abondante littérature consacrée à la divination usant pour support les cartes à jouer témoigne de la vitalité de ces dernières à inspirer les cartomanciens pour “dire la bonne aventure” aujourd’hui encore
Épilogue
Le nom de Mademoiselle Lenormand a traversé les siècles et, bien qu’elle utilisât nombre d’autres procédés insolites pour formuler ses prédictions, c’est l’usage de “cartes à jouer” qui parfume sa mémoire dans la culture que le plus grand nombre possède des arts divinatoires et de l’occultisme en général. Il existe un “Petit Lenormand“, oracle publié par la maison Grimaud en 1875. Il est douteux que notre héroïne de la Révolution, du Directoire et de l’Empire en soit l’auteure, le simple nom de “Lenormand” ayant de quoi séduire, malgré ce mot, “petit”, mais déjà en cette fin du XIXème, évocateur d’avantages liés à sa simplicité et sa portabilité, de quoi motiver femmes du “monde”, “cocottes” et voyantes en herbe, pour se “récréer” – ainsi que l’écrivait Alliette – grâce à un objet précieux autant que discret, dessiné avec style, définitivement associé aux figures du jeu de piquet ; en fait, de quoi se divertir et pourquoi pas, accessoirement, conspirer !
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